21.

Dimanche 17 mars 1585

Le dimanche 17 mars, Olivier expliqua à ses domestiques que Mlle Baulieu était souffrante et ne pouvait les accompagner à la messe. À l’église où il se rendit avec ses gens, Olivier rencontra Nicolas Poulain et sa famille, et revint avec eux après l’office.

Après avoir raccompagné sa femme et ses enfants chez lui, Nicolas Poulain repartit avec Olivier sous le prétexte de saluer Cassandre et Caudebec, mais en vérité pour leur faire part de ce qu’il avait appris la veille du Grand prévôt de France sur le convoi d’armes de M. de La Rochette.

— On a saisi sur la Marne une barque pleine de corselets et d’arquebuses – de quoi armer plusieurs compagnies – conduite par des gentilshommes du cardinal de Guise, expliqua-t-il dans la chambre de la jeune femme où ils s’étaient tous réunis. Le duc s’en est plaint auprès du roi, et Sa Majesté a donné ordre de libérer les gentilshommes et de laisser passer le chargement…

Il ne dit pas, bien sûr, qu’il savait tout cela du Grand prévôt de France, ni que lui-même avait été l’un des acheteurs de ces armes pour la Ligue !

Olivier ne savait comment prendre cette nouvelle. Il avait trop longtemps admiré le duc de Guise et détesté Henri III pour se chagriner de la lâcheté royale, mais Cassandre en fut ulcérée pour deux :

— Cela prouve que le roi a peur ! Qu’il n’a plus aucun pouvoir dans son propre royaume !

— D’aucuns disent qu’il y aurait intelligence entre le roi et ceux de Guise, remarqua Nicolas Poulain, sans cacher son inquiétude.

— Quelle qu’en soit la raison, reprit Cassandre avec fougue, cette histoire doit vous ouvrir les yeux, Olivier ! Si vous dénoncez Salvancy, et si Guise prend sa défense, le roi vous sacrifiera, même avec les preuves les plus accablantes.

— Il faut pourtant l’empêcher de nuire ! Et rendre l’argent au royaume, remarqua Nicolas Poulain.

— Non ! Vous devez inverser l’ordre des choses ! assura-t-elle. D’abord Salvancy doit rendre l’argent volé, ensuite vous pourrez l’empêcher de nuire, car s’il n’a plus d’argent, le duc de Guise l’abandonnera sans état d’âme.

— Pourquoi M. Salvancy rendrait-il l’argent ? demanda Nicolas Poulain.

— Il ne le rendra pas volontairement ! Il faut donc que vous parveniez à lui reprendre ses quittances. Une fois que mon oncle les aura, il remboursera le roi. Ensuite, quand Olivier aura rassemblé suffisamment de preuves contre Salvancy, M. de Bellièvre pourra lui retirer sa charge et intenter contre lui une action en justice.

— Mais comment reprendre ces maudites quittances ? s’enquit Olivier en écartant les mains en signe d’impuissance.

— Je ne sais pas ! répondit-elle en secouant la tête. C’est à vous de trouver un moyen !

Nicolas Poulain ne savait plus que penser. Cette jeune femme raisonnait justement, mais ses idées étaient impraticables. Comment à trois ou quatre pourraient-ils s’attaquer à la maison de Salvancy ?

Le silence s’abattit. Personne n’ayant de suggestion.

— J’ai une longue liste de noms de gens faussement anoblis, proposa finalement Olivier. Durant la semaine, j’irai les voir et je leur ferai signer une déclaration de paiement de leur taille. Entre-temps, l’un de nous aura peut-être trouvé une idée.

Dans la semaine qui suivit, tandis que Poulain était en chevauchée et que Olivier rassemblait des preuves dans les paroisses de l’élection de Paris avec Cubsac, Charles de Maurevert revint chez Salvancy.

Il lui raconta l’échec de son attaque contre Hauteville en l’accusant d’en être responsable pour ne pas l’avoir prévenu que ce jeune homme, soi-disant un clerc insignifiant, avait d’aussi redoutables compagnons.

— Mais je l’ignorais, monsieur ! pleurnicha Salvancy. Et vous saviez pourtant qu’il avait un garde du corps ! Quant aux autres, M. le commissaire Louchart m’a appris leur existence, il y a quelques jours seulement. Parmi eux, il y avait son ami, cet infernal Nicolas Poulain qui l’a déjà sauvé quand on a essayé de se débarrasser de lui dans les bois de Saint-Germain.

— Qui était l’autre bretteur, celui qui accompagnait la femme qui se battait comme un spadassin ?

— Je ne les connais pas ! D’après M. Louchart, ce sont des amis qui logent chez le jeune Hauteville et qui ne devraient pas rester. Qu’allez-vous faire ? Je vous en prie, il faut agir vite. Cet Olivier en sait déjà trop sur moi !

— Il faut d’abord écarter ce Nicolas Poulain, gronda Maurevert.

— C’est l’homme qui achète nos armes et M. Louchart m’a dit que M. Mayneville avait interdit qu’on le navre.

— Je le sais, il faut donc l’éloigner. Il restera encore le garde du corps, la fille et l’autre homme. Soit je leur tirerai dessus d’une fenêtre, soit je m’introduirai chez eux en leur absence. J’aurai vite fait de m’occuper des domestiques et, quand ils rentreront, j’abattrai le Gascon avec mon pistolet, puis je percerai l’autre à l’épée. Pour la fille, j’en fais mon affaire.

— Pressez-vous ! le supplia Salvancy.

Au retour de sa chevauchée, Nicolas Poulain se rendit au Palais pour savoir où se tiendrait la prochaine réunion du conseil des Seize ; le graveur au service de la Ligue lui apprit qu’elle aurait lieu à la Sorbonne.

La salle où les comploteurs se réunirent était pleine à craquer et il y avait de moins en moins de conjurés masqués. Nicolas Poulain découvrit ainsi nombre de gens dont il n’aurait jamais cru qu’ils abandonneraient le roi. Quelle pouvait être leur motivation pour changer ainsi de fidélité, se demandait-il ? Avaient-ils rejoint la Ligue en espérant obtenir quelque picorée ou avantage, ou plus simplement pour éviter le pillage de leur maison quand le temps des émeutes viendrait ? Mais quelles que soient leurs raisons, il fallait qu’ils soient bien certains de la victoire de la sainte union pour se montrer ainsi à découvert, songeait-il avec amertume.

Il échangea quelques mots avec M. de Mayneville, le commissaire Louchart et M. Bussy Le Clerc. Quantité de rumeurs circulaient. Les troupes du duc de Guise se seraient mises en marche, assuraient certains, faisant comprendre par leurs mimiques qu’ils en savaient même beaucoup plus. D’autres juraient que le duc serait à Paris dans un jour ou deux. D’autres encore qu’il fallait assiéger le Louvre et saisir le bougre pour l’enfermer dans un couvent. Même monté sur un escabeau, Hotman parvint difficilement à se faire entendre dans le tumulte.

— Mes amis, j’ai reçu il y a une heure un messager venant de Châlons, cria-t-il. À l’heure qu’il est, le duc de Guise a dû s’emparer de la ville qui deviendra la capitale de la Ligue, en attendant que nous livrions Paris !

Les hourras et les cris de joie couvrirent sa voix pendant plusieurs minutes. Les gens s’embrassaient, se félicitaient, et Nicolas ne fut pas le dernier à montrer son apparente satisfaction.

Tandis que Bussy Le Clerc faisait signe à Hotman qu’il voulait lui parler, le père Boucher monta sur l’escabeau pour se faire entendre.

— Il faut maintenant prendre la Bastille ! hurla-t-il. Ce sera facile, nous saisirons chez lui le chevalier du guet qui en est le gouverneur et, le poignard sur la gorge, il nous fera entrer !

Un des participants vociféra :

— Il faut pendre à Montfaucon tous les politiques, les présidents du parlement, les mignons, le chancelier, le Procureur général…

Les longues clameurs d’approbation rendirent la suite inaudible.

Poulain s’approcha de Hotman qui était en conciliabule avec La Chapelle, Louchart et Bussy. À cause du tumulte, il ne put entendre ce qu’ils disaient, mais à leur expression, il devinait qu’ils désapprouvaient ce discours belliciste. Il en comprenait les raisons : les membre du conseil des Seize savaient que ce n’était pas avec les quelques centaines d’épées et de corselets qu’il leur avait achetés qu’ils pourraient battre les Suisses du Louvre, bien équipés de mousquets et de couleuvrines. Ils avaient besoin des armes que leur avait promises le duc de Guise et qui n’étaient toujours pas arrivées.

Le calme étant revenu, Hotman reprit sa place sur le tabouret.

— M. de Nully et les échevins sont de tout cœur avec nous, vous le savez, ainsi que toute la garde bourgeoise et les quarteniers. Il est donc inutile de prendre des risques et de nous lancer dans des aventures, ou dans des émeutes que nous ne pourrions plus maîtriser. Il y a en ville beaucoup de truands et de crocheteurs qui, une fois prévenus de notre entreprise, ne pourront plus être retenus s’ils se sont mis à piller. Les commissaires et les sergents du Châtelet doivent pouvoir assurer l’ordre quand l’heure de la bataille aura sonné. M. de Guise m’a écrit que nous devons simplement lui livrer les portes. Nous recevrons à ce moment d’autres armes, et particulièrement des arquebuses qui nous font cruellement défaut. Ce n’est qu’après que nous pourrons nous lancer à l’assaut du Palais, de l’Arsenal, de la Bastille et du Louvre, et régler leur sort à la noblesse et aux politiques qui tiennent pour le parti du roi.

— Vive la messe ! cria un participant.

Le cri fut aussitôt repris par l’assemblée où chacun se voyait obtenir états et dignités confisqués à ceux qu’ils auraient massacrés. Les plus âgés se remémoraient même entre eux, avec force détails croustillants, leurs meilleurs souvenirs de la Saint-Barthélemy. Leurs ennemis qu’ils avaient tués, les femmes et les filles qu’ils avaient violentés, les bijoux qu’ils avaient volés.

Écœuré, Nicolas Poulain s’approcha du commissaire Louchart.

— Si je comprends bien, vous n’aurez bientôt plus besoin de mes services, fit-il avec un sourire sans joie. Guise vous fournira bientôt tout ce que vous demandez.

— Croyez-vous ? répliqua Louchart, le visage jaune et crispé. Ce n’est pourtant pas faute de lui avoir déjà demandé de nous donner des mousquets ! Mais si le duc prend nos pécunes, il ne nous baille jamais rien en échange, ayant trop peur de notre nombre. Croyez-moi, vous avez encore beaucoup à faire pour nous, conclut-il.

Poulain hocha la tête d’un air entendu. Louchart était certainement bien meilleur politique que les braillards dans la salle qui ne parlaient plus que de rapines et pillage.

Six ans plus tard, quand le commissaire Louchart serait pendu aux solives de la Grande salle basse du Louvre, au côté de l’avocat Ameline et de deux autres membres du conseil des Seize, après avoir été condamné à mort par le duc de Mayenne, Poulain se souviendrait de cette méfiance que le commissaire avait déjà envers les Lorrains.

En vérité, Guise voulait le pouvoir pour lui-même, il n’avait aucune intention de le partager avec une sainte union bourgeoise trop bien armée qui pourrait s’opposer à lui.

La réunion terminée et la salle vidée, le conseil des Seize se retrouva autour de M. de Mayneville. Le commissaire Louchart avait demandé à Jehan Salvancy de rester avec eux. Les conjurés traitèrent de plusieurs points pratiques pour la maîtrise des portes de la ville, puis Louchart aborda avec Mayneville le problème d’Olivier Hauteville. Ce dernier ignorait encore l’échec de la dernière tentative du duc de Mayenne.

— Cet homme nous demande maintenant d’écarter M. Poulain, mais c’est impossible tant nous avons besoin de lui, décida Louchart.

— Et Mgr de Bourbon ne veut pas qu’on attente à sa vie, ajouta Mayneville.

— Comment faire, alors ? s’exclama Hotman en levant les mains pour montrer qu’il n’avait pas de solution.

— Il faudrait à nouveau éloigner M. Poulain de Paris, suggéra finalement M. de La Chapelle. Peut-être le renvoyer à Arras…

— Mais acceptera-t-il ?

— Et si je le faisais jeter en prison ? proposa Louchart, après un temps de réflexion.

— Comment ça ?

— Imaginons qu’on profère une accusation grave contre lui. Il serait arrêté et, le temps qu’il se disculpe, l’homme de M. de Mayenne agirait contre Hauteville.

— Comment vous y prendriez-vous ? demanda Hotman.

— J’aurais besoin de vos gardes du corps, monsieur Salvancy, répondit le commissaire.

Le samedi 23 mars

Très tôt, Nicolas Poulain se rendit chez M. de Richelieu, il avait hâte de lui rapporter ce qu’il avait appris, et surtout de vérifier les dires des ligueurs quant aux succès du duc de Guise.

Hélas, le Grand prévôt lui confirma le fait. Il ajouta qu’il avait parlé au roi une semaine plus tôt mais qu’il n’avait pu le convaincre. Tant que Henri III n’aurait pas rencontré un témoin ayant assisté aux réunions de la sainte union, il resterait incrédule sur le dessein du duc de Guise de s’emparer de la capitale… et de son royaume.

— Je vais vous conduire chez M. Hurault, décida-t-il. Le comte de Cheverny est un des rares à pouvoir rencontrer Sa Majesté à toute heure. Vous lui raconterez ce que vous avez entendu hier et la semaine dernière. M. Hurault saura bien décider le roi à vous entendre, surtout maintenant que Guise a abattu son jeu en prenant Châlons.

Le prévôt fit préparer son coche. En ces temps troublés, Philippe Hurault s’était installé dans sa maison fortifiée hors de Paris, expliqua-t-il à Poulain. C’était un ancien château appelé La Rochette, qu’Henri III lui avait donné dix ans plus tôt. Situé près de la porte Saint-Antoine[59] l’endroit était facilement défendable si des séditieux envisageaient de l’attaquer.

À cause d’encombrements dans l’étroite rue Verrerie, le trajet dura plus d’une heure. Le chancelier les reçut après une délégation de présidents à mortier du parlement qui venaient aux nouvelles, ayant eux aussi appris avec une grande inquiétude la prise de Châlons. Ils avaient à leur tête M. Achille de Harlay, le président du parlement, qui était aussi le beau-frère du chancelier. Ils avaient peur. Le peuple grondait et ils savaient ne pas pouvoir compter sur le corps de ville[60] ni sur la milice bourgeoise. Ils savaient aussi que si des émeutes éclataient, leurs maisons seraient les premières pillées.

Le chancelier Philippe Hurault, comte de Cheverny, maître des requêtes et ancien conseiller au parlement, avait cinquante-sept ans. C’était un homme trapu, à l’épaisse barbe et aux cheveux drus, à la trogne de sanglier. Sa famille avait toujours servi les rois de France et lui-même avait hérité de nombreuses charges et de plusieurs domaines. Présent à la bataille de Jarnac où il s’était distingué au côté du duc d’Anjou – le roi actuel – il avait toute la confiance d’Henri III. Fin juriste, parlant latin comme un clerc, il avait une réputation d’habile diplomate et ne s’était jamais fâché avec les Guise.

Richelieu lui présenta Nicolas Poulain qui raconta les dernières réunions de la sainte union.

Cheverny écouta les poings serrés. Que de petits bourgeois de Paris, sans talent et sans charge à la cour ou au parlement, se réunissent ainsi secrètement, se rebellent, et envisagent même de livrer la ville aux ennemis du royaume, le mettait en fureur.

Il promit d’en parler au roi le soir même, mais pour être certain de le convaincre, il demanda à Nicolas Poulain de revenir le lendemain matin aux aurores. Ils iraient ensemble au Louvre, en voiture fermée, et le lieutenant du prévôt parlerait lui-même à Sa Majesté juste avant le conseil.

— Je prendrai de grands risques, monsieur, en me rendant au Louvre à visage découvert, objecta Poulain. Qu’un homme de la sainte union me reconnaisse et je finirai dans la Seine, le ventre ouvert.

Cheverny eut une grimace de mécontentement, tout en sachant que l’espion avait raison.

— Très bien ! J’essaierai donc de faire venir le roi ici après le conseil. S’il refuse, nous irons tout de même au Louvre, mais je m’arrangerai pour vous faire entrer discrètement et vous faire rencontrer Sa Majesté dans un petit cabinet après le souper.

L’entrevue terminée, le Grand prévôt et Poulain retournèrent à Paris. Leur coche fut arrêté par les encombrements dans la rue Saint-Antoine, non loin de la rue du Roi-de-Sicile. Comme l’attente s’éternisait, Nicolas dit à Richelieu qu’étant près de sa maison, il préférait rentrer chez lui à pied. Ce qu’il fit.

Il était à peu près onze heures et un agréable soleil brillait, même s’il faisait fort froid. Poulain avait passé la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et arrivait au carrefour de la rue Méderic avec la rue Saint-Martin quand il fut heurté par un homme auquel il ne prêta pas attention tant il songeait à la nouvelle robe que sa femme se faisait faire et qu’elle lui avait décrite la veille. Une robe de velours lacée dans le dos et décolletée en carré sur le devant. La rue était tellement encombrée de marchands ambulants et il y avait tant d’échoppes dont les devantures avançaient sur la chaussée que les bousculades de ce genre étaient fréquentes.

C’est un peu plus loin qu’il fut brusquement assailli par un homme qui l’attrapa par le cou en criant :

— Au voleur ! Au truand !

Il tenta de se dégager de son assaillant mais l’autre le maintenait avec une telle force qu’ils roulèrent tous deux sur le pavé boueux.

Un attroupement se forma, mais comme toujours dans de telles circonstances, les badauds regardaient en riant, sans intervenir. Finalement, Poulain parvint à se dégager et envoya un grand revers à son agresseur qui s’écroula dans le ruisseau central, au milieu des excréments.

Poulain se releva furieux. Son manteau était souillé, son chapeau à plumet était sali par les crottes noirâtres, et ses chausses étaient déchirées. Il tira son épée et gronda à son agresseur :

— Maraud ! Pour qui te prends-tu pour agresser un lieutenant de la prévôté de Paris ? Tu vas le payer cher !

À cet instant, deux archers et un sergent à verge arrivèrent en courant de la rue Saint-Martin ; ils paraissaient conduits par un autre homme en sarrau et capuchon.

— C’est lui ! c’est lui le voleur ! criait ce dernier en désignant Nicolas Poulain.

Tandis que l’agresseur tombé dans le caniveau se relevait et que le sergent s’approchait, le lieutenant du prévôt resta interloqué face à cette accusation.

— Monsieur, cet homme vous accuse d’être un voleur, fit le sergent.

— Il ment ! Je suis lieutenant de la prévôté, je me nomme Nicolas Poulain et j’habite non loin d’ici.

— C’est un voleur ! accusa l’agresseur d’une voix aiguë. Il m’a volé ma bourse ! Mon compagnon l’a vu !

— Ça n’a aucun sens, je suis connu ici !

— Comment était votre bourse ? demanda sévèrement le sergent en se tournant vers le plaignant.

— En tissu de velours rouge, monsieur le sergent, avec un cordon de cuir. Elle contenait un double ducat, un écu pistolet, une réalle de huit sols et quatre liards. Mon compagnon venait de me donner le double ducat, une somme qu’il me devait. Cet homme était à côté de nous, il m’a vu et m’a volé.

— Mais vous êtes maître fol ! gronda Poulain. Je ne vous ai jamais vu !

— Monsieur, voulez-vous vous laisser fouiller ? demanda le sergent.

— Ce sera inutile, fit Poulain en rengainant son épée et mettant sa main dans la grande poche intérieure de son manteau.

Il en sortit le contenu et resta interloqué en découvrant deux bourses. La sienne et une seconde en velours rouge.

— C’est la mienne ! glapit l’homme qui l’avait accusé.

Le sergent prit la bourse et l’examina. Elle contenait un double ducat, un écu pistolet, une réalle de huit sols et quatre liards.

La foule qui les entourait murmura quand le sergent étala les pièces dans sa main. Il y avait bien eu vol !

— Monsieur, vous allez nous suivre au Grand-Châtelet pour vous expliquer avec ces deux hommes. Comment vous appelez-vous ? fit-il à un des accusateurs.

— Moi… Euh, Valier, monsieur le sergent.

— Et moi, Faizelier, fit l’autre, nous sommes d’honnêtes artisans en étain.

Poulain ne savait comment réagir. Toute cette histoire puait le guet-apens, mais quant à passer outre à la barrière de badauds qui les entourait, c’était impossible. Et puis, se dit-il, il sera certainement plus facile de convaincre un commissaire du Châtelet de mon innocence. De surcroît, en interrogeant là-bas ces deux drôles, il en apprendrait plus…

— Je vous suis, monsieur le sergent ! Nous tirerons tout ça au clair là-bas, menaça-t-il.

Quelques personnes qui connaissaient bien Nicolas Poulain approuvèrent bruyamment. Certains menacèrent même les deux accusateurs, et ce mouvement de foule inquiéta le sergent qui précipita le départ des protagonistes.

Ils se mirent en chemin et descendirent la rue Saint-Denis. En marchant entre les deux archers, qui lui avaient laissé son épée, le lieutenant du prévôt bouillait de rage. À quoi rimait cette comédie ? À peine arrivé au Grand-Châtelet, il demanderait à être convoqué par le lieutenant civil et se ferait disculper de cette ridicule accusation. Si nécessaire, il ferait même témoigner Louchart.

Il songea soudain que le commissaire ligueur pourrait bien être à l’origine de cette manigance. Mais pourquoi l’aurait-il fait arrêter ? Soupçonne-rait-il quelque chose ? Il frissonna. Et s’il avait été découvert ? Si tout ceci n’était qu’un stratagème pour être mis à la Fond d’Aise[61] et oublié ?

Il envisagea un instant de fausser compagnie au sergent et aux archers pour aller demander la protection de Richelieu, mais ils étaient déjà arrivés à la Grande Boucherie, juste devant la place du Grand-Châtelet, et avec la foule qui se pressait devant les échoppes, il serait vite rattrapé si les archers criaient qu’un voleur s’enfuyait.

Il se retourna pour vérifier où était le sergent à verge. Il le vit toujours derrière lui, parlant amicalement avec ses deux accusateurs, les nommés Valier et Faizelier. Quoi qu’il arrive, se jura-t-il, il retrouverait ces deux-là et leur ferait payer cher leur comédie.

Ils pénétrèrent sous le porche de la prison forteresse. Poulain s’attendait à tourner à droite pour entrer dans la cour principale qui conduisait par un grand escalier aux salles judiciaires. De là, en passant par le grand vestibule, il aurait certainement rencontré des gens qu’il connaissait. Mais les archers le saisirent chacun par un bras et le forcèrent à prendre par la gauche, vers la grille et le guichet qui fermaient l’entrée de la petite cour intérieure où se situaient la salle des gardes et un accès aux prisons.

La grille s’ouvrit sans attendre, comme si les factionnaires étaient prévenus. Il tourna la tête et vit qu’il n’y avait plus derrière lui que le sergent affichant un sourire ironique. Ses deux accusateurs avaient disparu. Ils ne l’avaient donc accompagné que pour donner le change et il comprit immédiatement qu’il était tombé dans un traquenard.

Il tenta de se défaire des deux mains qui le maintenaient mais plusieurs geôliers se jetèrent sur lui et le rouèrent de coups. Avant de perdre connaissance, il eut une dernière pensée pour sa femme et ses enfants, qu’il ne reverrait jamais.

Lorsqu’il revint à lui, il était allongé sur un sol de dalles. Il se redressa, le corps douloureux. Sa mâchoire et son torse lui faisaient terriblement mal. Sa bouche était pleine de caillots de sang. Comme tout vacillait autour de lui, il s’assit et attendit un instant que son équilibre lui revienne.

Il se trouvait dans une pièce sombre éclairée par un soupirail. Il reconnut la salle voûtée en ogive située au premier sous-sol où on avait l’habitude d’interroger les prisonniers. Il y avait un lit de planches, une cheminée éteinte, un vase et une cruche. Il se leva, fit le tour de sa cellule pour constater qu’il n’avait rien de cassé, puis il but un peu d’eau à la cruche et se nettoya le visage. L’eau venait sans doute de la Seine car elle avait un goût de charogne. Quelle heure pouvait-il être ? Il faisait sombre mais encore jour. Il n’avait pas dû rester longtemps évanoui.

On allait sans doute venir l’interroger, et certainement pas pour ce vol ridicule. Qui allait-il voir ? Il ramassa son manteau qu’on lui avait laissé et s’approcha du lit dont il secoua la paillasse de crin.

Des dizaines de cafards et de punaises en tombèrent qu’il écrasa de sa botte. Ensuite, il s’allongea. Il devait être patient.

Il devait sommeiller depuis une heure quand il entendit les verrous de sa porte que l’on tirait. La porte s’ouvrit et un geôlier au visage couvert de croûtes et d’ulcères apparut dans l’encadrement.

Les rapines du Duc de Guise
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